Belvédère


BELVÉDÈRE

Dans la bonbonnière
La Nouvelle Babylone
Miniature sur Manouna Orti
La Croix du Sud
Belvédère
Tombeau
Pergolas *


Piano : Juliette Quinet, sauf * Frédéric Lagnau
Flûte et chant : Claire Simonin
Composition, guitare, chant : Michel Gaillard

© Magis Optis, 1971-1986.


Dans la bonbonnière


Chronique fabuleuse de la bonbonnière dans laquelle un fameux alchimiste de Budapest avait réussi à matérialiser un couple d'homoncules vivants qu'il conservait jalousement dans son laboratoire souterrain avec toutes sortes d'animaux sur lesquels il se livrait à des expériences destinées, en particullier, à l'étude des effets de l'inoculation du virus de la peste. La bonbonnière fut à l'origine du terrible fléau qui s'abattit sur la ville.

Me levant, presque assoupi, d'un grand fauteuil poussiéreux, je jette un coup d'œil terne par l'entrebâillement des portes palières. Dans les salles, personne ne remarque ma présence. Sur l'ajour muré, je grave mon nom ; sous mes pieds, j'écrase une fleur pour que tu me retrouves : c'était un géranium fané dans un pot... Encore vivant ! Ce sont ses couleurs qui flottent dans l'air au-dessus des monstres rampant vers moi. Je me hisse sur l'échelle métallique, vers le trou circulaire du plafond afin d'éviter le contact de ces êtres sordides. Au-dessous de moi, des milliers d'insectes font brûler de l'encens pour m'enivrer à perdre équilibre. Rétrécissant autour de moi, le trou me retient dans la chute, et laissant tout mon corps se débattre dans le vide, j'enfonce mes mains dans le mur. Ils agonisent en une masse fétide qui se tord de douleur et se liquéfie dans ton bol de lait.

Le sol se courbe sous moi, en se changeant en une toile d'araignée dont l'œil s'irise ; elle brille en noir et jaune. Je suis perdu dans la bonbonnière !

« Je cherche un homme », dit la voix derrière la lanterne.

Aussitôt cinquante-neuf rainettes disparaissent en un plongeon, tandis que je cherche à tâtons un lit pour m'effondrer, avec une forte envie de dégorger. La boîte cranienne éclate. Je vole au-dessus d'un champ où les sœurs jouent le mystère de leur passion, se traînant à terre et se baisant leurs mains. Je suis perdu dans la bonbonnière !

J'expérimente ce fameux engourdissement à la vue des boutons qui croissent sous la peau de ton front. L'huile de vaseline suinte de mon nombril où est fiché l'arbre axial relié aux engrenages de l'horloge astronomique. Le mouvement ne cesse de s'accélérer ; la brûlure centrale se propage en spirale vers les centres nerveux les plus réputés. Elle les atteint au bout de la course. Tout le monde ici savait le processus irréversible — je viens de l'apprendre de la bouche d'un de mes semblables dont il ne reste plus grand-chose à reconnaître.

En repoussant ses cloques putrides, je me suis senti entraîné sur la bascule où l'on teste la stabilité des nouveaux éléments, dont quelques-uns ne peuvent se maintenir : on les éjecte aussitôt dans un tube où je glisse parmi les déchets radioactifs.

Perdu dans la bonbonnière, derrière la paroi de verre où l'on t'observe confectionner les boîtes et nouer leurs rubans roses, je te retrouve, alors que tu copies ta musique avec la plus grande application. Tu te camoufles entre les fougères et la grande sœur ; l'unique reste en deçà, se demandant ce qu'il faudrait faire : « Je suis indivisible ! » Elle tient l'index de sa main droite pensivement appliqué sur sa lèvre inférieure et son poing gauche sur sa hanche, puis elle disparaît dans une épaisseur d'ombre où le point qu'elle fixe se met à briller. On reste un instant aveuglé complètement. C'est un visage lisse, et tu cherches en vain une expression.

Puis, à nouveau, sur cette surface vierge se dessine un œil qui s'ouvre avec douceur en projetant sur l'écran un angle de lumière au-dessus de la masse aveugle.

« Reste tranquille ! ça commence ! » dit la jeune femme.

L'iris paraît sur l'écran, d'abord à l'est, puis il décrit une courbe en progressant vers où le jour s'écoule, au fur et à mesure.

Un cri d'effroi dans la salle de cinéma.

La jeune femme sort de la salle en courant. Elle semble particulièrement affolée. Il l'a suivie dans la nuit loin des clameurs du public et la voit prendre un train pour Buddha-Pest.

Il est assis dans le wagon. Comme il est calme ! Il ne bouge pas, même les yeux. Il ne semble pas s'arrêter à tes formes qui l'entourent et le submergent. Dans une posture stable, les jambes soigneusement repliées devant sa table basse japonaise.

« Où est le gardien des instants surnaturels ? demande une voix derrière la lanterne.

— Il est monté à l'étage, dans un appartement situé au-dessus du garage. »

(On vient de reconnaître la rue.)

Me levant, presque assoupi, d'un grand fauteuil poussiéreux, je jette un coup d'œil terne par l'entrebâillement des portes palières. Sur la table basse il reste un bocal de douceurs auprès duquel se devine une présence... L'être s'en empare pour aussitôt s'enfuir, jusqu'à se fondre dans le ciment grisâtre des couloirs.